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L’ANIMAL INTERDISCIPLINAIRE

Maurizio Ferraris

L’humanité est responsable, en bien ou en mal, de ce qui arrive, et ce sont rarement de bonnes nouvelles : crises écologiques, crises économiques, guerres, pandémies. En même temps, se concevant davantage comme un projet ouvert en devenir que comme l’exécution d’un mandat transcendant, l’humanité se trouve engagée dans des processus continus de redéfinition concernant les droits, le genre, la société. Les organismes évoluent dans leur histoire naturelle par sélection, donc très lentement. Mais cet organisme systématiquement relié à des mécanismes qu’est l’humain évolue aussi par des moyens technologiques, c’est-à-dire beaucoup plus rapidement. Le chapitre actuel et le plus significatif de cette transformation telle qu’elle est progressivement introduite par la technologie et la rapidité de cette transformation, avec tous les chocs et les craintes qu’elle peut générer, est la tendance progressive du système d’automates web à prendre possession de la peau humaine.

L’humanité n’a pas toujours été appelée à se sauver elle-même. Il n’y a pas si longtemps, la tâche était confiée à Dieu, et la facture serait payée dans l’au-delà, sans nuire à l’environnement. Ce n’est plus le cas. L’humanité est responsable, en bien ou en mal, de ce qui arrive, et ce sont rarement de bonnes nouvelles : crises écologiques, crises économiques, guerres, pandémies. En même temps, se concevant davantage comme un projet ouvert en devenir que comme l’exécution d’un mandat transcendant, l’humanité se trouve engagée dans des processus continus de redéfinition concernant les droits, le genre, la société.
Ainsi, alors qu’une société hautement organisée comme celle des termites ne se trouvera jamais exposée à la perspective d’affronter des défis mondiaux, l’humanité a toujours été obsédée, et pas à tort, par la fin du monde, l’apocalypse, le dies irae. Autant de préoccupations qui, au fil du temps, avec la croissance – au moins en principe – de l’espoir placé dans la technologie, l’histoire et l’humanité, se transforment en défis, c’est-à-dire en problèmes à résoudre. Au point de déclencher une rhétorique du défi qui est subtilement trompeuse car il n’est écrit nulle part que les défis doivent être surmontés.
Cela n’enlève rien au fait que les défis peuvent être gagnés, et qu’il est préférable de s’engager dans le défi que de s’en remettre au fatalisme avec lequel Heidegger déclarait que désormais seul un Dieu peut nous sauver, avec un nihilisme qui a été le point bas continuel de la philosophie du vingtième siècle mais qui n’est plus, heureusem*nt, la passion fondamentale de la philosophie de notre siècle. Qui est plongé dans un climat spirituel profondément différent, plus proactif, d’autant que les défis mondiaux exigent des réponses interdisciplinaires, et ici la philosophie ne revient plus comme la reine des sciences (d’autres fois…) mais, selon la célèbre définition d’Umberto Eco, comme une allologie, comme la capacité de relier des points apparemment sans rapport entre eux.
Il n’y a pas de choix, après tout, car s’il y a une chose sur laquelle je ne compterais pas, ce serait un salut de Dieu, qui, s’il existe, a mieux à faire que de s’occuper d’une des espèces infinies qui vivent et meurent dans une partie reculée de l’univers. Je ne serais pas non plus très confiant si le salut devait être délégué à une science particulière, par exemple la médecine ou l’économie ; le résultat serait que nous nous retrouverions, au mieux, tous en bonne santé et tous pauvres ou tous malades et tous riches. Sans surprise, l’écologie est, typiquement, une connaissance transversale, mais pas suffisante, comme le montre le slogan “sauver la planète” (pourquoi pas l’univers, tant qu’on y est ?). Dans ce cas, la philosophie pourrait suggérer qu’il s’agit plutôt d’assurer un environnement socialement et écologiquement compatible pour l’homme et les autres formes de vie qui lui sont compatibles (par exemple, je ne serais pas trop tendre avec les virus, à condition qu’ils soient effectivement vivants). Et c’est là qu’interviennent les défis mondiaux, qui sont bien sûr des défis interdisciplinaires.

Pourquoi nous ?

On peut légitimement se demander pourquoi nous sommes confrontés à ces défis, mais la raison n’est que trop évidente. Les organismes évoluent dans leur histoire naturelle par sélection, donc très lentement. Mais cet organisme systématiquement relié à des mécanismes qu’est l’humain évolue aussi par des moyens technologiques, c’est-à-dire beaucoup plus rapidement, avec ce qui semble être une existence historique (et qui produit évidemment des chocs culturels qui ne se produisent pas dans la nature). La rapidité de la transformation, comme mentionné ci-dessus, génère des formes de peur d’un processus et d’un progrès qui semblent trop rapides par rapport à l’adaptabilité humaine.
C’est certainement une expérience que les animaux n’ont pas. Si nous devions voir un lion d’il y a deux mille ans, j’imagine qu’il ne serait pas très différent d’un lion contemporain ; alors que si, pour une raison quelconque, nous devions rencontrer un humain d’il y a deux mille ans, il nous paraîtrait très différent de nous, dans sa façon de s’habiller, de se comporter, dans le langage qu’il parle, dans les valeurs et les références culturelles auxquelles il se réfère. En d’autres termes, nous ne trouverions jamais un crocodile se plaignant de ne pas comprendre les jeunes générations, bien que les crocodiles puissent effectivement vivre très longtemps et puissent donc observer le passage de nombreuses générations. Le choc intergénérationnel, comme le choc dû à l’évolution technologique qui sous-tend souvent l’évolution sociale, nécessite une rapidité qui n’est accessible qu’à ceux qui peuvent capitaliser sur le passé de manière explicite par l’écriture, c’est-à-dire les humains.
À cet égard, il ne faut pas oublier que, très souvent, la peur de la technologie aboutit à la naturalisation d’une technologie immédiatement antérieure. La plupart des objections formulées aujourd’hui à l’encontre du web l’ont été il y a trente ou quarante ans à l’encontre de la télévision, qui apparaît aujourd’hui comme un instrument trop innocent et apaisant. Je n’ai aucun mal à imaginer la scène d’un parent disant à son enfant “arrête de faire l’idiot, je vais regarder la télévision”.
Ou encore, considérez l’argument singulier de Heidegger selon lequel l’écriture mécanique trahit la pureté de la pensée par son recours excessif à la médiation technique. Ce qui est intéressant, c’est que Heidegger, en revanche, considère l’écriture manuscrite comme naturelle, et donc conforme aux besoins profonds de la pensée : qui est à toutes fins utiles une technique, qui s’apprend avec effort comme beaucoup d’autres techniques qui nous déterminent en tant qu’humains.
Et n’oublions pas que c’est précisément sur l’écriture, c’est-à-dire l’expression parfaite de la pensée selon Heidegger, que portait la critique de Platon – et il parlait bien sûr des manuscrits – serait corrupteur de la pensée. Ce sont les chocs culturels qui, contrairement à ceux de la nature, n’affectent que les animaux humains, et non les organismes. Mais, ce qui est particulièrement intéressant aujourd’hui, ils n’investissent même pas les mécanismes, les automates, les machines grandes ou petites qui nous entourent. Car les chocs technologiques investissent la question du sens de l’existence.

Quel est l’intérêt ?

Réfléchissons-y un instant. On ne peut pas imaginer qu’un ordinateur demande “quel sens cela a-t-il ?”, puisque le sens lui est attribué par le programme (il ne peut donc pas demander “quel sens cela a-t-il”, pas plus qu’un couteau, même suisse, ne le peut). Mais nous ne pouvons pas non plus imaginer un animal se demandant “quel sens cela a-t-il ?”. Et cela non seulement parce que l’animal ne parle pas, et de toute façon ne possède pas le vocabulaire symbolique dans lequel le mot “sens” peut avoir un sens, mais surtout parce que l’animal, comme tout organisme, y compris l’humain, n’a pas de sens, c’est-à-dire qu’il ne possède qu’une finalité interne. La rose est sans raison, et à notre petite échelle, nous sommes aussi sans raison.
Mais alors, pourquoi les humains prononcent-ils si souvent la phrase “à quoi bon ?”, et pourquoi seuls les humains peuvent-ils sombrer dans la dépression si le sens de l’existence leur échappe ? Comment est-il possible de faire l’expérience de l’absence de sens de quelque chose qui, par définition, n’en a pas ? Cela découle du caractère constitutif de l’être humain, celui d’être un organisme qui, contrairement à tous les autres, est systématiquement relié à un mécanisme.
En tant qu’organisme, il a un but interne, c’est-à-dire une absence de but : il doit se maintenir en vie le plus longtemps possible. En tant qu’organisme systématiquement connecté à des mécanismes, c’est-à-dire à des artefacts dotés d’une finalité explicite et emphatique (le stylo est fait pour écrire, le couteau est fait pour couper…) et à une société qui, en tant que telle, est un système de finalités externes (le médecin est fait pour soigner, le professeur pour enseigner…), il reçoit rétroactivement, par le biais de l’éducation et des règles, une série de finalités externes qui, si elles ne sont pas remplies ou ne sont pas trouvées, rendent une question telle que ” à quoi bon ” parfaitement plausible pour un humain. Ce n’est pas la seule question qui concerne exclusivement l’humain, passons en revue quelques-unes qui nous montreront pourquoi l’intelligence artificielle a tant besoin de l’intelligence naturelle, et de la philosophie en particulier.
Hegel a écrit que le “sens” est un mot merveilleux parce qu’il indique en même temps la présence immédiate est le sens, l’idée, le but ultime. Ce dédoublement du matériel en spirituel, du sensible en intelligible, touche en fait tous les sens. Avoir un œil, ce n’est pas seulement posséder un organe conçu pour la vision, c’est aussi avoir un sens social et culturel particulier. De même, avoir une oreille ne signifie pas simplement posséder des oreilles, mais implique la possession de dons musicaux particuliers, comme une oreille absolue, ou d’une sensibilité artistique particulièrement développée.
Vous ne serez pas surpris d’apprendre qu’avoir du nez ne signifie pas simplement avoir du nez, mais aussi posséder des compétences en matière de recherche et d’interprétation qui dépassent celles de l’être humain moyen. Il ne fait aucun doute que Maigret a le sens de l’investigation, et Simenon insiste précisément sur le fait que ce sens est un don naturel qui ne nécessite aucune augmentation méthodique ou culturelle. Il en va de même pour le goût, qui n’est pas seulement la capacité de percevoir les saveurs des aliments, mais qui est le don de juger avec une compétence particulière en matière d’esthétique ou de comportement. De plus, dans le cas spécifique du goût, nous avons l’expression “avoir du goût” comme “avoir du plaisir”, avoir de l’inclination, être orienté vers un but quelconque, autant dire que nous avons des buts activement disposés, et non pas seulement des buts passivement disposés, comme cela devrait être le cas à proprement parler s’il ne s’agissait que de l’application d’une disposition sensible.
Il n’y a rien d’étonnant, à ce stade, à constater que même dans le cas du toucher, nous avons un doublement, encore plus polarisé que ceux que nous avons examinés jusqu’à présent. Parce qu’Aristote, avec une considération de bon sens (“bon sens” ! Nous y reviendrons dans un instant), considère le toucher comme le sens minimal le plus fondamental pour tout être vivant car en l’absence de toucher un être vivant ne pourrait qu’être détruit. En effet, nous pouvons imaginer des êtres vivants sans yeux, sans oreilles, sans odeur, mais il est très difficile d’imaginer un être vivant sans toucher, et ce pour une raison fondamentale, à savoir qu’en l’absence de toucher, c’est-à-dire en l’absence de cet intermédiaire qui nous met en contact avec le monde extérieur, nous pourrions avoir une forme d’existence et surtout une forme de survie.
En effet, il n’est pas du tout difficile d’imaginer un animal brûlant à mort précisément à cause de l’absence de toucher. Cependant, pour contraster cette donnée triviale, ce sens aveugle et tout sauf spirituel, on constate que le toucher en vient à incarner la quintessence des capacités et des dons humains. Une personne ayant du tact – et notez que seule une personne peut avoir du tact, pas un animal ou une machine – cette personne est capable de se comporter avec la sensibilité et le sens social appropriés aux circonstances. Et même ici, il est difficile d’imaginer qu’un animal ou une machine puisse être doté de tact au sens humaniste du terme. Pourquoi est-ce que je raconte ces histoires ? Parce que, chez l’homme, le sens est intrinsèquement interdisciplinaire, puisqu’il a à voir simultanément avec le sensible et l’intelligible, avec le technique et l’humaniste.
Nous arrivons ainsi à la quintessence des cinq sens, au plus interdisciplinaire et indiscipliné des sens, le sixième sens, qui dans la tradition aristotélicienne indiquait la koinè aisthesis, c’est-à-dire un sens partagé qui rassemble tous les aspects d’une expérience qui est, par exemple, visuelle et auditive. Et à ce point, il est particulièrement éclairant, à mon avis, de considérer comment ces éléments qui se réfèrent simplement à un sensorium qui coordonne différents organes des sens pourraient donner lieu à la fois à l’ordinaire du sens commun entendu comme le sens commun qui devrait caractériser les êtres humains éduqués (mais Descartes nous a appris combien cela est rare), et à l’extraordinaire capacité constituée par le sixième sens, c’est-à-dire par cette dotation suréminente qui va au-delà des simples capacités de l’homme de sens commun, l’homme ordinaire.

Le cercle techno-anthropologique

Si nous devions expliquer pourquoi ces mots liés aux fonctions sensibles se doublent si systématiquement, et dans tant de langues, de mots spirituels, c’est précisément en raison de la circularité fondamentale que nous examinons. C’est-à-dire la circularité d’un organisme, l’organisme humain, qui, relié à d’autres mécanismes, reçoit des finalités extérieures qui ne sont plus matérielles, mais spirituelles. Autant dire que sans un complément technique, il est très difficile pour un animal humain d’accéder au niveau spirituel. Nous sommes ce que nous sommes avant tout parce que nous sommes ce que nous héritons de l’apprentissage et de la culture, qui ne sont eux-mêmes que la sédimentation des pratiques techniques. Autant dire que l’homme est l’animal hybride et interdisciplinaire par excellence.
De tous les sens, le toucher est le plus révélateur, notamment en raison de son extrême polarité qui unit le sublime et l’humble, et de son omniprésence parmi les organismes. Maintenant, cependant, un élément émerge qui semble transposer dans l’évolution physiologique le dédoublement que nous avons décrit dans la dualité intellectuelle et sensible du sens. La peau et la matière grise sont toutes deux dérivées de la membrane externe d’organismes unicellulaires. C’est pourquoi il n’y a rien de plus profondément superficiel que la peau. Et, malgré les apparences, les environnements virtuels dans lesquels nous nous immergeons souvent ne sont pas la mortification de la peau, ils en sont l’apothéose, car tandis que nous, en tant qu’âmes vivantes et sensibles, nous nous immergeons pour un temps plus ou moins long dans un monde apparent, l’automate, l’appareil qui génère ce monde, se nourrit de notre peau, externe et interne, et acquiert ce qu’une machine ne peut qu’imiter, plus ou moins maladroitement mais jamais parfaitement : la forme de vie humaine.
Que dans l’extériorité de la peau puisse se manifester l’expression de l’intériorité la plus profonde est une expérience commune, dont témoignent les rougeurs, les taches rouges, le blanchiment, la transpiration, tous ces actes qui permettent à l’intériorité la plus profonde de transparaître dans la superficialité la plus évidente, la peau nue. Bien sûr, on observera que pour avoir la manifestation d’une intériorité, il faut la posséder. Et que, par conséquent, ce que nous disons de la peau ne s’applique qu’à cet être merveilleux qui parvient à transformer la membrane extérieure de la cellule en matière grise qui définit sa capacité de pensée. Cependant, même cette description semble un peu aventureuse, et plus précisément présomptueuse.
La matière grise n’étant en aucun cas l’apanage de l’organisme humain, il y a fort à parier que de nombreux organismes sont dotés de matière grise, et peut-être de cerveaux plus gros et plus performants que le nôtre. Par exemple, les dauphins, qui non seulement ont une masse cérébrale supérieure à la nôtre, mais sont également capables de performances enviables qui nous sont inaccessibles, comme se réveiller avec un hémisphère cérébral et dormir avec l’autre. Qui ne souhaiterait pas faire une telle chose ? Pourtant, pour nous, les humains, ce n’est pas possible. Mais si ce ne sont pas les performances et la taille de la matière grise qui déterminent le développement de ces propriétés spécifiquement humaines que je décris et qui font autant défaut aux animaux non humains qu’aux automates, il faut se demander pourquoi il en est ainsi.
La réponse est très simple. Parce que les dauphins sont laissés dans l’eau, et dans l’eau il est difficile d’allumer un feu, d’entamer une conversation autour d’un feu, d’initier une forme de vie communautaire qui précède de loin la forme de vie humaine, c’est-à-dire qui précède de loin cette immense accumulation d’archives, d’outils et de suppléments qui permettent à l’humain d’être si différent et si spécifique de l’animal non humain. Pour que la forme de vie humaine prenne les dimensions qui lui sont aujourd’hui spécifiques, il a fallu ce que les anthropologues appellent des formes de pré-adaptation, c’est-à-dire la création de conditions qui préfigurent un développement culturel technologique symbolique qui serait autrement inaccessible. C’est pourquoi, dans les salles de classe de nos écoles et de nos universités, on trouve des humains qui parlent de dauphins, et non des dauphins qui raisonnent que les humains, bien que moins intelligents qu’eux, ont néanmoins une certaine dose d’esprit et de culture.

Pré-adaptation : comment devient-on ce que l’on est ?

Examinons rapidement ces formes de pré-adaptation, en partant de l’hypothèse qu’il s’agit d’une amélioration technique, c’est pourquoi, pour les besoins de l’exposition, je suivrai le fil de la peau, c’est-à-dire le siège du toucher, une peau qui, pour autant que nous le sachions, n’a été transformée en appareil technologique que dans le cas de l’organisme humain.
Comment ? C’est très simple. Il est difficile d’imaginer un animal se couvrant d’une peau humaine ou d’un autre animal, alors que l’image la plus actuelle que nous avons de nos lointains ancêtres est celle d’humains couverts de peaux d’animaux. Comment dire que la peau ne vient à l’homme qu’un éventuel complément technique. La raison en est très simple. Les humains sont originaires d’Afrique, ils ont tendance à se déplacer selon une caractéristique qui est finalement propre à l’humain, la caractéristique je veux dire de ne pas se fixer dans un environnement particulier, et en se déplaçant ils se retrouvent forcément dans des climats plus froids. Le seul remède à l’insuffisance organique est de produire un complément technique ; d’autres espèces seraient restées dans leur lieu d’origine ou auraient développé des formes d’adaptation au cours de millions d’années.
La fourrure est donc à la fois une preuve et une possibilité de l’ubiquité de l’espèce humaine. Deux circonstances sont à noter à cet égard. La fourrure, il n’y a pas si longtemps encore, était un symbole de statut social. Puis vint la bonne opinion selon laquelle il n’est pas compréhensible que les animaux soient tués pour fabriquer des fourrures pour les humains. Il s’agit d’une forme de civilisation : un pas en avant décisif qui montre à quel point l’humanité devient plus consciente ; mais il ne faut pas oublier que si ce pas en avant a eu lieu, c’est précisément parce que nos ancêtres ont remédié à leurs propres carences physiologiques grâce à des compléments technologiques tels que la fourrure. La contre-preuve est claire : comme je l’ai dit précédemment, nous ne trouverons jamais un animal non humain se protégeant avec la fourrure d’un autre animal, ce qui ne signifie pas que cet animal non humain puisse commettre des actes qui, du point de vue de l’humanité, semblent “bestiaux”. D’autre part, il faut noter que la propension aux ajouts techniques à l’humain est allée jusqu’à des cas aberrants où la peau humaine a été utilisée pour des abat-jour ou des fauteuils. Dans ce cas, la personne responsable d’une telle aberration est appelée “bête humaine”, ce qui, contrairement à la tautologie selon laquelle les bêtes sont bestiales, indique une dévalorisation morale radicale, le fait d’avoir dérogé à l’humanité en commettant un acte qui, à proprement parler, en est la quintessence, à savoir la création de prothèses techniques.
Même les tentes des premiers camps étaient souvent en cuir. Ici, la protection ne se limite pas au recours contre le climat au niveau individuel, mais investit des possibilités d’épanouissem*nt social. C’est en effet le partage d’une tente, comme devant une grotte, qui détermine la formation de clans, de groupes sociaux diversem*nt structurés, de lieux où se déroule la vie commune et en même temps se développe cette tendance caractéristique de l’homme de la capitalisation, c’est-à-dire de l’accumulation préventive de ressources en vue de l’avenir. Sans entrepôts de céréales, il est difficile de voir comment une économie agricole efficace peut se développer, et donc ici aussi l’appareil technique est décisif par rapport à l’appareil social.
Une autre utilisation technologique du cuir est, par exemple, le parchemin. C’est-à-dire un support durable pour l’exercice de cette autre technique particulièrement importante pour l’existence humaine qu’est l’écriture. Il est difficile de sous-estimer l’importance de cet outil de capitalisation de l’expérience antérieure sous une forme explicite, car c’est seulement à partir du moment où la capitalisation de l’expérience peut se déployer dans toute son efficacité que le développement naturel de l’humain, peu différent en tant que tel de celui des animaux non humains, se transforme en un développement culturel, c’est-à-dire un développement extrêmement plus rapide, et donc aussi plus conflictuel et plus traumatique.
Réfléchissons-y un instant. Une représentation futuriste et naïve de l’homme, courante lorsque j’étais enfant, nous parlait d’un futur plus ou moins proche dans lequel les humains seraient dotés de corps chétifs, parce qu’ils ne s’exerçaient plus à l’action physique, et de têtes énormes, parce que désormais l’activité fondamentale de l’humain consisterait à penser. Cette représentation est vraiment trop naïve à bien des égards. Tout d’abord, parce qu’il est absurde d’imaginer que des mutations physiologiques aussi importantes puissent se produire en l’espace de quelques siècles, par exemple. Il n’est pas exclu que dans de très nombreux siècles, les ours blancs transforment leurs pattes en nageoires, augmentant ainsi le temps qu’ils passent dans la glace en dehors de la glace dans l’eau. Mais cela ne signifie en aucun cas qu’il s’agit d’une transformation que l’on peut observer et décrire en quelques générations. A fortiori, cela s’applique à d’hypothétiques transformations de l’homme dépendant du développement de technologies qui ne nécessitent plus de force.
En fait, et quelle que soit la façon dont on considère cette prophétie, elle s’est accomplie à l’envers, puisque d’une part la disparition du travail physique a accru le soin du corps et l’attention portée à l’exercice, de sorte que les humains contemporains sont en moyenne en bien meilleure forme physique que leurs ancêtres, qui ont pu être déformés par un travail physique intense. D’autre part, c’est précisément ce mouvement humain qui apparaît très prisé et souhaitable pour la collecte de données sur le web, et ce n’est pas un hasard si de plus en plus d’appareils sont équipés pour collecter, enregistrer et capitaliser nos mouvements.

Le patrimoine de l’humanité

Le chapitre actuel et le plus significatif de cette transformation telle qu’elle est progressivement introduite par la technologie et la rapidité de cette transformation, avec tous les chocs et les craintes qu’elle peut générer, est la tendance progressive du système d’automates web à prendre possession de la peau humaine. Il ne s’agit en aucun cas d’anthropophagie, puisque les ordinateurs ne se nourrissent pas, mais plutôt du fait que, la peau étant l’élément le plus manifeste du comportement humain, ceux qui avaient accès à la peau pouvaient accumuler la plus grande quantité de données imaginables sur les humains. En effet, considérons une série de stades évolutifs.
Au début, l’ordinateur était un objet volumineux et non transportable. Cela signifie que les données que les plateformes de l’époque, qui n’existaient pas encore, auraient pu glaner sur ces ordinateurs étaient très modestes, car elles ne concernaient que des circonstances circonscrites de la vie d’une personne et, normalement, de sa vie professionnelle.
L’introduction des ordinateurs portables et des réseaux sociaux a accru la proximité, car cela signifie que les gens peuvent être connectés dans un temps et un espace beaucoup plus grands que ne le permettaient les anciens ordinateurs, et surtout que les interactions sont de moins en moins liées à l’activité professionnelle et davantage à l’ensemble de l’activité sociale. Les bases ont été posées ici pour la transformation par laquelle les humains sont désormais intéressants non plus comme porteurs d’une capacité de travail, largement incorporée par l’ordinateur, mais comme expression purement humaine de ce que signifie notre forme de vie. C’est cela qui est capté par les plateformes car, je le répète, les machines ne connaissent pas le fonctionnement des humains et doivent l’apprendre d’eux en l’enregistrant dans le comportement.
Dans ce cadre, l’introduction du smartphone a constitué un nouveau pas en avant, puisqu’il a doté chaque être humain d’un ordinateur portable permettant la géolocalisation, l’archivage de toutes les communications, le remplacement tendanciel de tout appareil d’enregistrement ou de consommation : regarder la télévision ou prendre des photos ou écouter de la musique, le tout dans un appareil qui se trouve dans la poche de chacun, et qui peut donc être enregistré.
Le fait que le besoin fondamental du web consiste à enregistrer les comportements et les activités spécifiques de la forme de vie humaine, est également prouvé par une autre circonstance qui, à mon avis, est plus significative qu’on ne le pense immédiatement : l’offre croissante d’assistants vocaux, qui sont, je crois, pour la plupart, ou au moins pour moi, inutiles et ennuyeux. Pourquoi alors les proposer à tout bout de champ ? Satisfaire le besoin de collecter non seulement des traces écrites, mais aussi des traces vocales pour perfectionner, par exemple, les systèmes de dictée.
Une dernière, ou plutôt avant-dernière, transformation, à savoir le rapprochement de l’appareil d’enregistrement mécanique du corps, est constituée par les smartwatches. Le fait que la smartwatch soit au poignet, c’est-à-dire qu’elle soit déjà en contact avec notre peau, facilite grandement la reconnaissance des processus physiologiques, des comportements anthropologiques et des formes de vie, ce qui augmente la quantité de données que chaque être humain connecté fournit aux plateformes d’enregistrement et de capitalisation. Cela vaut bien sûr aussi pour la possibilité virulente qu’offrent aujourd’hui les smartglasses, de nous donner accès à des réalités augmentées par la simple utilisation de ces lunettes, ou de photographier, à leur insu, d’autres personnes d’un simple regard.
Attention ! Ce qui intéresse le smartglass, ce n’est pas l’autre personne (sauf si un détective privé l’utilise) mais l’intérêt que l’autre personne ou la chose suscite en nous. La logique qui sous-tend cette évolution est très claire et se résume à l’affirmation de la nécessité de dispositifs de plus en plus immersifs. Le terme “immersif” devant être interprété comme celui dans lequel un corps humain s’immerge afin de laisser des traces de lui-même qui peuvent être traitées et modifiées à des fins de connaissance et de capitalisation. En ce sens, la crainte que la croissance des environnements immersifs coïncide avec notre passage progressif vers un monde imaginaire ou une réalité virtuelle semble profondément futile. Rien de tout cela n’est le cas. D’une part, bien avant le web, l’humain a toujours été immergé dans un monde virtuel. Nos pensées, nos actions, les symboles, les valeurs que nous portons en nous, les histoires, les dieux, les mythologies familières sont à toutes fins utiles un monde virtuel. Une bibliothèque en tant que telle est un gigantesque monde virtuel en ce sens qu’elle nous met en contact par médiation symbolique avec des réalités ou des vies disparues ou lointaines. Et lorsque nous parlons à notre psychanalyste (en personne ou sur un quai), nous flottons dans l’onlife bien plus que lorsque nous consultons notre téléphone portable pour savoir quel est le prochain train pour Milan.
Le véritable enjeu n’est donc pas que le monde réel finisse par ressembler à un conte de fées, une phrase prononcée par Nietzsche à une époque où la radio, le cinéma, la télévision et le web étaient encore à venir. Et, si tel est le cas, le nouveau risque ne consiste pas à être englouti dans un monde virtuel (Don Quichotte l’a été à toutes fins utiles), mais à libérer gratuitement de plus en plus de données absolument réelles aux appareils qui nous fournissent leurs services. Parce que le livre que je lisais en analogique et qui risquait de me faire prendre la tangente comme Don Quichotte ne laissait aucune donnée au web, ma lecture d’un livre numérique fournit aux plateformes une infinité d’informations absolument réelles, souvent inconnues de moi-même.

Le métavers est introverti

Ensuite, il y a encore un autre mythe à dissiper, à savoir que la croissance de l’automatisation nous transformerait en automates. Et c’est un mythe que l’on voit pleinement en action dans des films tels que Metropolis de Fritz Lang ; des œuvres qui datent du fond du siècle dernier et qui font donc référence à des technologies dépassées depuis longtemps. En effet, lorsque la technologie employée n’est pas suffisamment avancée, il semble évident que l’on doive recourir à une sorte de mécanisation de l’humain. Quiconque lit un traité d’art militaire du XVIIIe siècle y reconnaît un système visant à transformer les soldats en pièces d’un grand engrenage capables d’exécuter avec précision les manœuvres requises.
Il en va de même pour le fordisme, qui renforce la relation homme-machine avec la variante significative qu’il rend les tâches assignées à l’humain plus faciles, et donc aussi plus ennuyeuses et aliénantes. Jusqu’à présent donc, l’évolution de la technologie impose une automatisation de l’humain. Mais lorsque la technologie évolue au point de remplacer l’humain dans des fonctions qui ne relèvent pas simplement de la force ou de la précision, il devient alors prioritaire de rendre l’humain de plus en plus humain. Pas par philanthropie, mais, disons, par philanthropie. L’humain est intéressant en tant qu’humain et pour aucune autre raison, car les machines ne savent pas comment se comportent les humains, elles sont si raffinées qu’elles peuvent enregistrer leur comportement et doivent donc apprendre des humains.
Ce qu’on appelle la gamification est éclairant de ce point de vue, car il est évident que le principe de Schiller selon lequel l’homme n’est vraiment homme que lorsqu’il joue trouve une réalisation impensable dans la gamification. En effet, si nous voulons comprendre le comportement des humains, nous devons les surprendre beaucoup moins dans des activités où ils agissent par devoir que dans des activités où ils agissent par plaisir. Le jeu devient ainsi une source d’information beaucoup plus importante sur les caractéristiques d’un être humain, ses préférences et ses intérêts que le travail, par exemple.

Métaphysique et métavers

De ce point de vue, et pour conclure sur les vicissitudes de la peau, il est intéressant de noter que le métavers tente de plus en plus d’élaborer l’idée d’une seconde peau pour les humains. Cette seconde peau d’une épaisseur minimale de 3 mm aurait la particularité de rendre les expériences des personnes placées dans un environnement virtuel perçues comme réelles : toucher un objet dans le monde virtuel reviendrait à avoir les mêmes sensations tactiles que toucher un objet dans le monde de l’expérience ordinaire. L’aspect vraiment intéressant, encore une fois, n’est pas tant le fait que nous puissions avoir des expériences simulées aussi détaillées et précises que des expériences réelles, mais plutôt le fait que cette seconde peau permettrait à la plateforme d’acquérir littéralement tout ce qui nous concerne. Si déjà une simple montre à notre poignet peut en savoir beaucoup sur notre corps, nous pouvons imaginer la quantité infinie de connaissances qui pourraient découler d’un appareil capable d’enregistrer le moindre mouvement de la peau, et surtout les émotions, les attentes et le comportement de ceux qui se trouvent à l’intérieur du dispositif immersif.
En ce sens, Metaverso, souvent, et à tort, considéré comme la transition vers le posthumain ou l’inhumain, est une proposition possible (motivée par des intérêts commerciaux) pour la réalisation complète de la forme de vie humaine, qui est celle d’un organisme systématiquement connecté à un mécanisme. Il n’y a rien de plus humain qu’une smartwatch qui, à la fois, mesure cette fonction exquisément humaine (mais non subjective) qu’est le temps et, en même temps, enregistre et capitalise sur nos mouvements, nos intérêts, nos rythmes biologiques. En tant qu’humains, nous n’avons jamais été aussi importants. L’essentiel est que nous en prenions conscience, et que l’interdisciplinarité face aux défis mondiaux soit notre levier, ou club, ou stylo, ou Web.

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Name: Sen. Ignacio Ratke

Birthday: 1999-05-27

Address: Apt. 171 8116 Bailey Via, Roberthaven, GA 58289

Phone: +2585395768220

Job: Lead Liaison

Hobby: Lockpicking, LARPing, Lego building, Lapidary, Macrame, Book restoration, Bodybuilding

Introduction: My name is Sen. Ignacio Ratke, I am a adventurous, zealous, outstanding, agreeable, precious, excited, gifted person who loves writing and wants to share my knowledge and understanding with you.